Sarah Marchiset, anthropologue hyper-mobile
Après un master en anthropologie à l’Université de Bordeaux, Sarah Marchiset a démarré une thèse sur le rôle et la place de l’alimentation dans l’espace public dans le contexte de la « crise des migrants ». Portrait d’une chercheuse qui parcourir la ville aux côtés des personnes en situation de précarité.
Entretien réalisé par Josselin Boulet, stagiaire au Forum urbain en 2020.
Quel est votre parcours ?
J’ai eu mon bac ES en 2009 et après ça j’ai fait une licence Administration économique et sociale (AES) à Pau. C’était une sorte de licence « fourre-tout » avec un peu de d’économie, de social, de droit et de comptabilité. Ça ne m’a pas du tout plu mais comme je ne savais pas quoi faire à l’époque, je suis allée jusqu’au bout. Puis, j’ai fait une année de césure, et j’ai voyagé en Amérique latine. Là-bas, j’ai eu une révélation : je voulais me tourner vers les sciences humaines. Je suis donc venue à Bordeaux et j’ai fait une 3ème année de licence en sociologie, puis un master en anthropologie obtenu en 2017. Après ça, ma codirectrice de mémoire de recherche en master, l’anthropologue Chantal Crenn, m’a proposé d’intégrer le projet de recherche appliquée européen FOOD2GATHER, où six équipes de chercheurs questionnent le rôle que l’alimentation peut jouer au sein de l’espace public, en tant qu’outils pour la rencontre et le vivre ensemble dans des contextes migratoires et notamment face à « la crise des migrants » depuis 2015. C’est dans le cadre de ce projet que j’ai pu démarrer une thèse financée, il y a un an en mai 2019.
Qu'est-ce qui vous a attiré vers la recherche ?
J’ai commencé à comprendre que le monde de la recherche me plaisait lorsque j’étais en licence de sociologie. Puis, quand je suis rentrée en master d’anthropologie, ça a été en quelque sorte la révélation. J’ai pu pleinement faire de la recherche de terrain. Il y a certes des phases de lecture, mais une grande partie de la recherche consiste à aller sur le terrain, rencontrer des gens, observer et participer pour dépasser mes hypothèses et idées préconçues. Commencer à faire du terrain en anthropologie, ça a été un coup de cœur et un véritable enrichissement, humain avant tout, mais intellectuel également. J’ai pu, dans la lignée de Chantal Crenn, me spécialiser sur les problématiques liées à l’ethnicité, les migrations et l’alimentation, en articulant ma recherche autour de ces questions.
A quels grands enjeux de recherche urbaine vos travaux répondent-ils ?
Mon projet de recherche vient questionner le droit à la ville. A travers des problématiques liées à l’alimentation, à l’habitat, aux politiques migratoires et donc aux politiques publiques, mais aussi aux dynamiques de mobilisation civile et de solidarité, je questionne le rapport que des « personnes placées en situation de précarité » peuvent entretenir avec la ville. J’insiste sur cette formulation, car il y a une différence fondamentale, pour moi, entre « personne précaire » et « personne précarisée » ou « en situation de précarité ». Ces deux dernières expressions impliquent qu’il y a un mouvement derrière, des forces à l’œuvre, et que ces personnes ne font pas que subir leur situation. En d’autres termes, en fonction de votre situation administrative, si vous êtes un sans papier, un demandeur d’asile ou un réfugié statutaire, vous n’allez pas vivre la ville de la même manière qu’un citoyen lambda.
Plus récemment, je mène avec Cécile Quillien des déambulations urbaines. Concrètement, Cécile et moi suivons une personne en situation de migration qui nous emmène dans des lieux importants pour elle, des lieux où elle se sent en sécurité, des lieux où elle a ses habitudes, où elle parvient à trouver de la solidarité ou à se fondre dans le paysage, comme là où est distribuée l’aide alimentaire, ou encore des lieux qu’elle n’aime pas en raison des contrôles policiers fréquents. Par ces déambulations, les personnes en migration nous racontent un droit à la ville.
Plus largement, je pense aussi que mes travaux viennent interroger les capacités d’accueil et d’hospitalité de nos sociétés, en l’occurrence à l’échelle urbaine, même si mes terrains m’amènent aussi à travailler dans des territoires plus ruraux en raison de la mobilité des personnes avec lesquelles je suis en contact.
A quoi ressemble votre quotidien de doctorante ?
Avant le confinement, je dirais que comme la plupart des doctorants dans ce genre de discipline, mon quotidien alternait entre des phases de lecture, d’écriture, des moments où je pose à plat mes idées, où j’essaie d’élaborer ma pensée et des phases de terrain. Donc une journée-type de terrain, ça peut consister à prendre rendez-vous avec Moustapha, au squat de la Victoire, puis d’aller se balader ensemble au café associatif. Le lendemain, je peux avoir rendez-vous dans un squat à Cenon, pour ensuite aller faire une ballade avec Emile sur les toits de Mériadeck.
Le confinement a changé mon quotidien très tourné vers l’extérieur et a fait planer le risque de perdre le lien avec les personnes avec lesquelles je travaille. Donc je me suis attachée à entretenir ce lien grâce au téléphone et aux réseaux sociaux. Mais ma recherche a aussi été nourrie par le confinement. J’ai décidé d’intégrer cette période de crise sanitaire, sociale, alimentaire et du logement dans ma réflexion. J’ai entrepris un journal du confinement avec les acteurs engagés dans le milieu associatif et les personnes mises en situation de précarité. J’ai ainsi pu suivre leur quotidien pendant le confinement, et étudier les initiatives d’aide alimentaire qui se sont mises en place via les réseaux sociaux.
Quelles sont jusqu'ici vos plus grandes réussites ou fiertés ?
Je suis heureuse d’avoir poursuivi mes études, d’autant plus que j’ai grandi à la campagne, dans le Pays Basque et que je ne viens pas d’une famille où on est poussé à faire de longues études. Chez nous, on est plutôt « dans le concret », donc faire des études en sciences humaines et sociales, s’engager dans la recherche, ce sont des choses qui ne tombaient pas sous le sens et que j’ai dû découvrir par moi-même. Cependant, ma famille m’a toujours encouragée et m’a soutenue à la mesure de ses moyens. Sans être dans une situation défavorable, j’ai toujours dû travailler à côté de mes études parce que mes parents n’avaient pas les moyens de les financer et j'en suis plutôt fière !
Quels sont vos projets pour l'avenir ?
C’est difficile pour moi de me projeter. Une carrière dans la recherche se construit aussi au gré des rencontres, qui permettent ensuite d’ouvrir des portes et je n’en suis qu’au début de mes travaux doctoraux.
Ce confinement m’a permis de prendre pleinement conscience du fait que j’ai de plus en plus envie de m’orienter vers une vie sobre, en m’extrayant le plus possible de notre système de surconsommation capitalistique. J’aimerais me tourner vers la campagne et atteindre une forme d’autosuffisance. Mon idéal serait donc de pouvoir composer entre la recherche et une vie de « sobriété heureuse », pour reprendre l’expression du fondateur du mouvement Colibri en France Pierre Rabhi.
Qu'est-ce que vous a apporté le Forum urbain ?
En soutenant le projet « Espace en partage, la métropole à l’épreuve de l’accueil », le Forum urbain m’a permis de poursuivre la dynamique de recherche déjà entamée avec Cécile Quillien, d’approfondir le dialogue avec les acteurs déjà rencontrés et d’aboutir à l’organisation d’une journée de valorisation de nos travaux organisée en décembre prochain à la Halle des Douves [date à confirmer prochainement]. L’idée est de pouvoir présenter à cette occasion deux séries photographiques, la diffusion d’un documentaire sur un jeune demandeur d’asile, originaire d’Irak, qui témoigne sur son parcours migratoire en France, et d’organiser un débat mouvant[1].
Plus généralement, le Forum urbain permet de valoriser la recherche afin qu’elle ne reste pas dans l’entre-soi académique, en promouvant le dialogue avec la société civile.
Quels sont vos loisirs en ce moment en dehors de votre thèse ?
J’aime beaucoup la cuisine ; ce n’est pas pour rien que je travaille sur l’alimentation ! J’aime aussi lire. Le dernier livre qui m’a marqué s’appelle Dans la forêt de Jean Hegland. Il raconte l’histoire de deux sœurs qui habitent reculées dans la forêt, et qui vont devoir apprendre à se débrouiller toutes seules dans un univers post-apocalyptique. C’est très touchant, sensible et assez parlant.
[1] Un débat mouvant est une forme de débat dynamique qui favorise la participation par l’engagement physique dans le débat (par exemple par la division de l’auditoire en deux groupes séparés, deux camps qui représentent chacun un point de vue) et qui facilite la prise de parole publique dans un groupe.