Vincent Tiberj, un politiste dans la ville
Crédit photo : Forum urbainAprès des études à Sciences Po Paris, Vincent Tiberj y est devenu chercheur et a participé à la recréation du Centre d’Etudes Européennes avant d’arriver à Bordeaux en 2015. Ses recherches portent sur la sociologie électorale, mais aussi sur la sociologie des valeurs et de l’immigration ; des travaux dont les questions urbaines ne sont jamais loin. Portrait.
Entretien réalisé par Charlotte Hemery, stagiaire au Forum urbain en 2018.
Quel est votre parcours ?
Après mon Bac, je suis rentré à Sciences Po Paris où j’ai fait un DEA[1] d’études politiques, puis une thèse intitulée "Le choix d’un président : les modes d’évaluation des électeurs américains (1996) et français (1997)", encadrée par Nonna Mayer[2]. J’ai alors passé un an à Stanford aux Etats-Unis en tant qu’assistant de recherche. En 2002, la Fondation Nationale des Sciences Politiques m’a recruté comme chargé de recherche. J’ai ensuite intégré le Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) jusqu’en 2009, année durant laquelle j’ai participé à la création d’un autre laboratoire, le Centre d’Etudes Européennes (CEE). Finalement, je suis arrivé à Sciences Po Bordeaux en 2015, et j’y suis devenu professeur des universités en 2017.
Pourquoi vous êtes-vous orienté vers la recherche ?
Mon goût pour la recherche m’est venu très tôt, dès la majorité. J’avais envie de décortiquer et de comprendre les choses, et aussi parfois de générer du débat. J’avais une vraie appétence pour l’histoire, la philosophie et les phénomènes politiques. C’est ma première année à Sciences Po Paris qui m’a amené vers la science politique. La suite s’est présentée de manière assez naturelle : mémoire, DEA, thèse… Mon premier thème de recherche portait sur la sociologie électorale, puis je me suis orienté vers des questions de multiculturalisme et de racisme. C’est par ce biais que j’en suis arrivé à étudier le spatial, car je me suis rendu compte qu’il y avait, aussi bien en sociologie électorale qu’en sociologie de l’immigration, une tendance à tomber soit dans la fallace écologique (qui oublie qu’il y a des individus dans les lieux), soit dans la fallace atomistique (qui nie l’importance de l’environnement de l’individu et les effets de lieux).
A quels grands enjeux urbains vos travaux répondent-ils ?
Les grands enjeux auxquels je m’intéresse, avec mon point de vue de politiste et de sociologue, touchent au fait qu’une partie de l’évolution de nos systèmes démocratiques se joue dans l’interaction avec le lieu et l’espace. De plus en plus on voit que la démocratie représentative pose problème, qu’elle ne réussit pas à incarner. A travers les AMAP[3] et les associations par exemple, un autre type de démocratie plus locale, de moins en moins reliée au pouvoir, est en train d’émerger.
Un autre enjeu sur lequel je travaille actuellement c’est la manière dont la jeunesse, particulièrement celle qui ne vit pas en ville, conçoit son rapport à l’espace et à la politique. On a parfois l’impression qu’en dehors de la ville il n’y a plus de lien social, ni en ville d’ailleurs. Evidemment derrière cela se jouent des questions d’inégalités car certains groupes arrivent à se faire entendre plus que d’autres : c’est l’éternelle question de qui gouverne à New Haven[4].
Quel est le rôle du chercheur selon vous ?
Le rôle du chercheur, c’est en premier lieu de faire de la science : essayer de comprendre le monde qui l’entoure et apporter une pierre à la connaissance. Objectivement, on est dans un monde où les sciences sociales, qu’elles le veuillent ou non, deviennent des acteurs du débat public car les résultats des recherches parlent à la société et au monde politique et même clashent avec des prêts-à-penser du débat médiatique. En tant qu’enseignant-chercheur, ma responsabilité est aussi de transmettre et d’apporter quelque chose à la société : cela passe par la production scientifique mais aussi par les cours. C’est essentiel car on est face à des étudiants qui auront plus tard des responsabilités, et qui ont besoin d’apprendre le sens critique ; il faut donc les inciter à avoir une démarche réflexive à l’égard de leur propre travail.
Quels sont vos projets de recherche actuels et à venir ?
En ce moment, je travaille à dessiner une enquête avec entre autres chercheurs Gilles Pinson, Viviane le Hay et Camille Bedock[5]. L’objectif est d’avoir une enquête parallèle sur quatre "jeunesses" de 18 à 39 ans, localisées dans différentes zones : le rural, le péri-urbain, les zones urbaines sensibles et les villes-centres. On cherchera à comprendre dans quelle mesure les effets de lieux influencent une génération dans son rapport à la politique et à l’espace, dans ses valeurs, notamment sur le vote Front National.
De plus, j’ai un projet avec Nonna Mayer, avec qui j’ai souvent travaillé sur des questions de racisme, de xénophobie et d’antisémitisme. Dans le cadre de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme à laquelle nous sommes associés, nous souhaitons mener une enquête localisée sur les rapports intercommunautaires au sein d’une ville. Si les rapports entre les minorités et la majorité sont bien étudiés, les recherches sur les relations inter-minorités sont moins approfondies. L’idée de cette enquête est donc de voir comment, à l’échelle d’une ville avec des communautés mélangées, naissent ou non des logiques de préjugés entre les différents groupes ou communautés.
Que représente pour vous le Forum urbain ?
Selon moi le Forum urbain répond à un vrai besoin : ce n’est pas pour rien que les étudiants sont attirés et qu’il y a une demande de la part de l’extérieur pour essayer de mieux comprendre les enjeux urbains. La capacité du Forum à rassembler praticiens, chercheurs et chercheuses d’univers différents et à les faire dialoguer permet d’avoir une vision plus complète de ces enjeux. De ce point de vue, c’est donc une structure essentielle qui permet de croiser les regards, d’autant plus qu’il existe des vraies dynamiques de recherche derrière.
Quels sont vos loisirs et vos passions en dehors de la recherche ?
J’aime aller au cinéma quand c’est possible, ce qui n’est pas toujours évident quand on a deux petites filles ! J’aime aussi aller à des concerts de rock, de ce point de vue-là Bordeaux est assez génial avec des salles accessibles et plutôt intimistes.
Concernant les lectures, pour me définir avec les termes de la sociologie de la culture, je dirais que je suis un omnivore car je lis de tout : polar, BD, science-fiction, et parfois ouvrages classiques…
Quelques travaux disponibles en ligne : |
[1] Diplôme d’études approfondies visant la préparation au doctorat, remplacé depuis 2005 par le master 2 recherche.
[2] Directrice de recherche émérite au CNRS, rattachée au Centre d’Études Européennes de Sciences Po.
[3] Associations pour le maintien d'une agriculture paysanne.
[4] Robert Dahl "Who governs?nbsp;Democracy and Power in an American City", New Haven, Yale University Press, 1961 ; dans cet ouvrage, Dahl défend la thèse d’un pluralisme où tous les groupes ne pèsent pas autant sur les politiques publiques.
[5] Membres ou associés du Centre Emile Durkheim.