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Université de BordeauxCluster of excellence
 

Marina Duféal, la "cybergéographe"

Marina Duféal, la "cybergéographe"Crédit photo : MyamAgency

Enseignante-chercheure en géographie (Université Bordeaux Montaigne / UMR 5319 PASSAGES), Marina Duféal tente de donner sens et forme au déploiement spatial des dispositifs numériques. Portrait.

Entretien réalisé par Jocelyn Noirot, stagiaire au Forum urbain en 2017.
 
Quel est votre parcours ?

Après un baccalauréat scientifique (j’avais un goût prononcé pour la physique mais ma matière préférée était la géographie), j’ai cherché une formation universitaire permettant de combiner sciences dites dures et sciences sociales (souples). J’ai donc suivi un DEUG[1] et une Licence "Mathématiques Appliquées et/aux Sciences Sociales" (MASS) à l’Université Paul Valéry de Montpellier. Cette formation me permettait de continuer à faire des mathématiques, de la géographie mais aussi de découvrir l’informatique et l’algorithmique, à une époque (début des années 1990) où peu d’étudiants disposaient d’ordinateur personnel ; les étudiants de MASS étaient d’ailleurs, en 1995 si mes souvenirs sont bons,  les seuls à avoir le droit d’user librement en salle informatique d’une connexion à Internet ! Mon objectif était alors de faire de la géographie, sans pour autant m’éloigner des mathématiques. J’ai ensuite commencé une Maîtrise en géographie (la Maitrise MASS n’existait pas dans cette université et il était temps de faire un choix) : souhaitant métisser géographie et informatique, j’ai réalisé ainsi presque logiquement mon mémoire sur une géographie possible d’Internet sous la direction d’Henry Bakis, thématique qui deviendrait plus tard mon sujet de thèse ; thèse que j’ai soutenue en 2004 à Université d’Avignon, sous la direction de Loïc Grasland. Entre temps j’avais suivi un DEA[2] passionnant à Avignon, "Structures et Dynamiques Spatiales", qui était en réalité un DEA en réseau et nous conduisait à suivre des séminaires dans plusieurs universités françaises. Ce qui me motivait c’était la manipulation de données, données que j’ai construit brique par brique en développant une grille d’analyse et des indicateurs sur plus de 8 000 sites web. Mon objectif était de  donner sens et forme au déploiement des sites web, concrètement aborder le Web comme n’importe quelle innovation susceptible de diffuser dans l’espace et le temps, tenter de mettre à jour les canaux géographiques de sa croissance. C’est une forme d’engagement, adopter une focale géographique face aux dispositifs numériques, qui ne m’a pas quittée. Mon goût pour l’enseignement est également arrivé assez tôt, lorsque, dès mon DEA, j’ai eu l’opportunité de donner des cours de cartographie assistée par ordinateur aux étudiant.es de 3e année.

A quels grands enjeux urbains vos travaux de recherche répondent-ils ?

Mon regard sur Web a évolué depuis ces premiers travaux à l’image de l’évolution du Web lui-même : cet "espace d’espace" est investi aussi par les citoyens qui disposent de savoirs territoriaux, de compétences, qui peuvent être partagés par le truchement de contributions à un projet mondial comme OpenStreetMap[3] (OSM). Ce projet de "carte libre du monde" offre des perspectives d’analyses foisonnantes notamment dans le champ de la Géographie et de la Géomatique. C’est dans ce cadre que je participe à un projet collectif intitulé ECCE Carto : "des Espaces de la Contribution à la Contribution sur l’Espace"[4]. Ce qui nous anime dans ce travail est entre autres de lever le voile sur les dessous de cette fabrique cartographique d’un genre nouveau, de donner à voir les profils, pratiques et valeurs d’engagement de celles et ceux qui constituent la communauté OSM, de mettre à jour les emprises territoriales de celles et ceux qui constituent cette communauté. Ce mouvement figure la "géographie volontaire" telle qu’énoncée entre autre par Michael Goodchild[5], chacun pouvant devenir un citoyen-capteur et partager ses TOC (Troubles Obsessionnel Cartographiques)[6]. Les territoires urbains n’échappent pas ces empreintes cartographiques livrées sur cette autre carte de monde : lors d’une journée organisée par le Forum urbain en octobre 2015 sur la smart city, c’est cette forme d’intelligence, de créativité, d’agilité (smart) que j’avais proposé de discuter d’ailleurs.

L’un des autres sujets qui m’intéresse depuis quelques mois pour répondre à votre question, c’est la présence dans l’espace urbain de productions artistiques éphémères, celles qui ont trait au street art, ces marqueurs de "l’espace de l’éphémère", mais pour le moment cela reste encore à l’état de friche dans ma réflexion.

Qu’est-ce qui vous a attirée vers la recherche ?

Je crois que c’est d’abord un sentiment de liberté, notamment lié à l’idée que je pouvais explorer des thématiques de recherche qui me passionnaient et pouvaient non seulement avoir du sens, mais être aussi utiles comme éléments de diagnostic pour des acteurs comme ceux de la sphère touristique, viticole ou publique comme cela a été le cas par la création d’un observatoire du déploiement des sites web dans l’espace atlantique français (projet FEDER et projet région RAUDIN 2009-2012, 2012-2015).

Une nouvelle fois liberté et engagement : j’avais envie de démontrer que les géographes ont leur mot à dire face aux imaginaires que drainait l’immatérialité du Web (son ubiquité, qui annonçait pour certains - à tort - "la fin de la géographie"). J’ai d’ailleurs toujours aimé m’intéresser à des sujets jugés a priori "non géographiques", par défi personnel mais aussi afin d’y apporter si possible un éclairage contre-intuitif.

A quoi ressemble votre quotidien en tant qu'enseignante-chercheure ?

L’enseignement prend très largement le dessus sur la recherche : cours et accompagnement des étudiants (Licence et Master), responsabilité pédagogique dans nos formations auxquelles je me prête depuis mon recrutement en tant que Maître de Conférence depuis 2006. Depuis la rentrée 2016,  je participe aux enseignements du Master INTEX "Innovation Territoriale et Expérimentation" de l’Université Bordeaux Montaigne, et en particulier à ceux du parcours "Images géographiques, analyses et réalisation" dont j’assure la co-direction avec Béatrice Collignon.

Je m’investis depuis 1 an au montage de  cartoparties[7] (MapCampus) avec Vincent Bergeot (Num&Lib) sur le campus de Bordeaux Montaigne dont la 3e s’est déroulée mi-octobre dans le cadre de la Fête de la Science : contribuer en commun sur une ½ journée environ à la cartographie de notre lieu de travail, d’étude. Là nous sommes sur des initiatives "hybrides" entre enseignement, recherche mais aussi engagement. Un terme fort ici est "commun" pris dans son sens courant, mais aussi théorique (paradigme). Finalement, je m’aperçois que d’une entrée très quantitative au début de ma formation/carrière, j’ai évolué vers une entrée plus qualitative et territoriale  : cela je le dois à mon environnement de travail ici, aux discussions avec mes collègues de l’UMR PASSAGES et du Département de Géographie, mais aussi plus globalement aux collaborations qui m’ont permis de découvrir les travaux des collègues en information-communication (ISIC), aux acteurs régionaux qui ont soutenu des projets auxquels j’ai participé.

Quelles sont jusqu'ici vos plus grandes réussites ou vos plus grandes fiertés ?

Mes plus grandes satisfactions proviennent plus du versant "enseignant" que celui de la "recherche" (j’espère que l’équilibre pourra se faire) ! Ma plus grande fierté, c’est sans doute de recevoir des nouvelles d’anciens étudiant-e-s qui ne manquent pas de me rappeler ce que ce passage par la géographie leur a apporté ! Je suis aussi fière et émue de voir certains travaux de très grande qualité réalisés par des étudiants, notamment des vidéos très réussies cette année par la 1e promotion de M1 du Master INTEX (là c’est tout frais).

J’ai été aussi très heureuse de coordonner la Licence de Géographie-Aménagement il y a quelques années, ravie que mes collègues me fassent confiance. Devoir défendre une formation, la présenter dans les instances universitaires, la présenter dans des salons étudiants ou auprès de lycéens voire de scolaires, et se rendre compte que ce que l’on fait suscite de l’intérêt est évidemment une très grande satisfaction.

J’ai par ailleurs été très heureuse d’apprendre récemment que j’avais décroché un poste de chercheure-invitée à l’Institut National de l’Audiovisuel (INA), dans le cadre d’un projet de recherche que j’ai monté proposant un décryptage de la place des cartes dans le cadre des soirées électorales télévisées et des matinales radiophoniques. Ce projet s’appelle "Des cartes et des votes" et me permet de lier une nouvelle fois la cartographie avec un contexte (celui des élections) : tous deux font sens dans mon parcours professionnel mais aussi dans mon histoire familiale.

Quels sont vos projets pour l’avenir ?

Au-delà des projets engagés, j’ai très envie de travailler davantage avec un public de  scolaire, ce que j’ai pu entreprendre notamment l’année dernière grâce au travail réalisé par trois étudiants de Master 1, trois professeurs des écoles et les enfants de CM1-CM2 (à Mérignac, dans l’école Marcellin Berthelot) qui ont mené un très beau travail de réalisation vidéo sur le thème "montrer l’invisible". J’aimerais aussi trouver du temps pour travailler sur la place des robots dans l’espace public et domestique, c’est un sujet qui mériterait que les géographes prêtent attention… c’est étrange cette idée car c’est ce que j’écrivais dans ma thèse en 2004 : "les sites web sont porteurs de sens spatial et territorial, et à ce titre méritent que les géographes leur prêtent attention".

Que représente pour vous le Forum urbain ?

Ce sont d’abord de belles rencontres avec des collègues que je n’aurais sans doute jamais connus sans le Forum urbain et avec qui j’ai aujourd’hui envie de travailler. Le Forum urbain nous permet de croiser nos regards : chacun apporte ses analyses sur la complexité du fait urbain tel qu’il s’exprime aujourd’hui. Tout cela contribue à un métissage des points de vue et des entrées disciplinaires.

Quelles sont vos lectures en dehors des ouvrages scientifiques ?

Mon fils m’a initié aux mangas, j’adore en particulier les univers de Shigeru Mizuki, Minetaro Mochizuki, Yâro Abe, ce qui me conduit régulièrement à des échanges passionnants et amusés avec deux libraires du rayon "BD-Manga" d’une grande librairie indépendante bordelaise.

Quels sont vos loisirs ?

J’adore visiter régulièrement des expositions, j’ai besoin de m’ouvrir à l’art (notamment l’art contemporain) pour me sentir bien. J’aime aussi le théâtre (le Festival d’Avignon, le OFF, est un événement familial qui nous conduit tous les ans depuis 6 ans à partager des expériences d’émotion qu’il est hors de question de rater) et le cinéma ; je fais d’ailleurs partie du collectif "Géocinéma"[8], à l’initiative de Mayté Banzo, et qui depuis 2006 s’incarne dans un festival de Géographie de cinéma où nous invitons les étudiant-e-s, les collègues, les amoureux du cinéma dans les salles obscures de l’Utopia. L’idée est de faire des cours hors les murs, d’y partager des décryptages géo-cinématographiques[9].

Pourriez-vous citer trois mots clés qui vous correspondent ?

Exploration : c’est un terme très géographique qui correspond bien au métier d’enseignant-chercheur, ainsi qu’à "l’exploration" du web !

Partage : une volonté qui nous définit en tant qu’enseignants-chercheurs. Le partage doit d’ailleurs aller dans les deux sens : il s’agit de transmettre des connaissances, mais aussi de savoir écouter les étudiants, leurs aspirations, leurs ambitions.

Part de jeu : j’ai besoin qu’il y ait une pointe d’amusement et qu’incongru dans tout ce que je fais !


[1] Diplôme d’Etudes Universitaires Générales, correspondant aux deux premières années de l’université, après le baccalauréat et avant la licence.
[2] Diplôme d’Etudes Approfondies, correspondant désormais à un master 2 orienté recherche.
[3] https://www.openstreetmap.org
[4]
 Derrière ce bel acronyme de Pierre-Amiel Giraud (doctorant à l’UMR PASSAGES) se cache une petite équipe constituée par des collègues du CNRS, Grégoire Le Campion, Matthieu Noucher, Julie Pierson, Olivier Pissoat et une ancienne étudiante Camille Jonchères, Pierre-Amiel Giraud et Marina Duféal.
[5] Goodchild M.F. (2009), « Neogeography and the nature of geographic expertise », in Journal of Location Based Services 3(2): 82–96.
[6] Expression fruit de la créativité de la communauté à OSM.
[7] Une cartopartie est l'endroit où un groupe d'openstreetmappers et de novices se déplacent sur une zone de la carte exhaustive et généralement sur un week-end. C'est un événement convivial où les gens peuvent se rencontrer et de parler (généralement dans un café) entre deux séances de cartographie.
[8] http://www.passages.cnrs.fr/spip.php?article335
[9]
http://www.revues.armand-colin.com/geographie/annales-geographie/annales-geographie-ndeg-709-710-3-42016/hors-murs-toiles-quand-geographie-fait-son-cinema

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