Manon Vivière, une sociologue chez les ingénieurs
Crédit photo : Forum urbainAprès une thèse sur des questions d’habitat et de densité urbaine, Manon Vivière est aujourd’hui chargée de mission au LyRE, centre de Recherche & Innovation Suez. Elle y travaille notamment sur la question de l’accès à l’eau dans les villes : voilà une sociologue qui n’a pas peur de se mouiller !
Entretien réalisé par Charlotte Hemery, stagiaire au Forum urbain en 2018.
Quel est votre parcours ?
J’ai suivi une licence de sociologie à Bordeaux, avec une option sur les questions urbaines pour lesquelles j’ai eu un vrai coup de cœur. Je suis ensuite partie en Erasmus à Bilbao, où j’ai été marquée par la métamorphose de la ville sous l’impulsion du musée Guggenheim. Puis j’ai intégré le master professionnel "Politiques urbaines" à l’Université de Bordeaux, durant lequel j’ai effectué un stage au SYSDAU (le syndicat mixte qui pilote le schéma de cohérence territoriale bordeaux métropole), et un autre à l’a’urba. Mes travaux portaient alors essentiellement sur la périurbanisation et l’identité territoriale. Ensuite, j’ai été la première sociologue recrutée au sein de l’AUDAP, l’agence d’urbanisme Atlantique-Pyrénées, où j’ai ressenti qu’il me manquait des références pour développer une vision sociologique de l’urbanisme et de l’architecture ; l’idée d’une thèse CIFRE[1] faisait alors sens car cela me permettait de garder un lien avec le monde professionnel. J’ai réalisé celle-ci sous la direction de Guy Tapie, dans un cabinet d’étude spécialiste des questions d’habitat, en m’intéressant particulièrement au sujet de la densité (comme outil de fabrique de la métropole durable mais aussi comme perception sociale). J’ai soutenu ma thèse intitulée "Les représentations sociales de la densité dans l’habitat : vers une faubourisation métropolitaine : fabrication, appropriation, territorialisation" en 2015.
A quels grands enjeux urbains vos travaux répondent-ils ?
J’ai beaucoup travaillé sur la densité et les effets de la métropolisation jusqu’à ma thèse. Aujourd’hui ce sont les questions de l’eau et des nuisances urbaines qui m’intéressent. C’est à la fois une sociologie de la ressource et, en quelque sorte, une "sociologie urbaine du sale" touchant aux questions du traitement des eaux usées, de la propreté et de la gestion des déchets. Ces enjeux me donnent à voir une nouvelle lecture de l’espace public et des métropoles. Je travaille aussi sur la notion de précarité hydrique à travers l’accès à l’eau des populations vulnérables. Enfin mes travaux comportent aussi une dimension prospective puisque je m’interroge sur l’évolution des comportements et la préservation des ressources en eau, en qualité mais aussi en quantité.
A quoi ressemble votre quotidien ?
Je suis actuellement chargée de projets au pôle "Acteurs et Usages" du LyRE, centre de recherche et innovation de Suez. Travailler dans cette structure me permet d’être dans un environnement pluridisciplinaire (ingénieurs, chimistes, environnementalistes, data scientists), de garder un lien privilégié avec la recherche universitaire ; j’y mène aussi des missions plus courtes d’assistance technique pour répondre aux besoins d’un territoire, des activités métiers en interne par exemple avec l’évaluation de dispositifs d’accompagnement des publics les plus vulnérables sur leur consommation en eau. Je participe aussi à l’élaboration de services innovants aux usagers et aux collectivités. Mon rôle consiste alors à enrichir la culture de l’ingénierie, de la modélisation et du monitoring des services Suez grâce à mon regard de sociologue, mais aussi à faciliter la co-construction dans les projets avec tous les acteurs (habitants, services techniques collectivités, experts, collaborateurs Suez locaux…). Le LyRE m’offre une grande liberté dans la création des partenariats (laboratoires de recherche, start-up…), les protocoles méthodologiques et de mobilisation de tous les outils disponibles dans la mallette des sciences humaines, et je suis heureuse de passer encore une partie de mon temps sur le terrain.
Quel est le rôle du chercheur selon vous ?
Aujourd’hui, il faut que le chercheur se mette au service l’opérationnalité, en créant des services sans avoir peur d’hybrider des méthodes et des outils, mais aussi en faisant de l’accompagnement. Selon moi, il y a au sein du monde professionnel un vrai besoin de culture universitaire. Mon parcours de recherche a toujours été "hors les murs", que ce soit pendant ma thèse ou actuellement dans mes activités au sein du LyRE, ce qui influence certainement ma vision axée sur la "recherche oui, mais opérationnelle".
Quelles sont jusqu'ici vos plus grandes réussites ou fiertés ?
Ma thèse est évidemment une grande fierté, car cela a été pour moi l’aboutissement de ma volonté de croiser l’expertise professionnelle et la rigueur académique. J’apprécie toujours aussi les petits succès du quotidien, ces moments qui suivent des focus groups, lorsque les habitants nous remercient de les avoir laissés s’exprimer sur le monde qui les entoure. C'est une grande source de satisfaction pour moi. Je suis également fière d’un projet d’innovation mené en 2017 sur les perceptions de la propreté urbaine avec à la fois une démarche exploratoire et de compréhension du phénomène social très rigoureuse, qui est allé jusqu’au développement de solutions sociales, au-delà des solutions techniques que l’on peut apporter et proposer aux collectivités.
Quels sont vos projets à venir ?
Je suis contente d’avoir récemment décroché un projet de recherche et développement sur la valorisation des données télérelevées, enrichies des données d’usage de consommation d’eau pour dresser des profils d’usagers. L’objectif final est de permettre un accompagnement personnalisé vers une réduction de leur consommation en eau. J’aimerais aussi continuer à travailler sur la notion de précarité hydrique car c’est une question de solidarité territoriale qui me tient à cœur. J’accompagne notamment la mairie de Bordeaux sur l’accès à l’eau pour tous en ville dans une perspective de cohésion sociale.
A plus long terme, j’aimerais travailler sur ce que j’appelle de manière un peu provocante la "sociologie du sale", avec une relecture et un requestionnement contemporain de l’hygiénisme urbain.
Que représente pour vous le Forum urbain ?
Le Forum urbain représente beaucoup pour moi : je connais ce projet depuis sa naissance et j’ai suivi avec beaucoup d’intérêt toute sa construction. L’existence d’une passerelle entre les milieux universitaire et professionnel m’apparait comme une évidence. Au vu de mon expérience de doctorante CIFRE, je pense que l’on ne peut pas toujours être "sa propre passerelle" et que l’on a besoin d’une interface qui puisse le faire de manière plus institutionnelle. Le Forum a aussi été une plateforme ressource dans ma reconversion professionnelle, c’est un support pour les parcours professionnels atypiques qui oscillent entre recherche et secteur privé comme le mien.
Quels sont vos loisirs et vos passions en dehors de la recherche ?
Je lis des bandes dessinées depuis toute petite, que ce soient des mangas, des comics américains ou encore des bandes dessinées belges. J’aime particulièrement l’œuvre de Tardi et Neil Gaiman, et plus récemment les Culottées, qui sont des portraits de femmes par Pénélope Bagieu. Concernant mes loisirs, je fais de la zumba dans mon village, ce sont des moments de sociabilité simples et ruraux qui aèrent l’esprit, et puis chaque été je fais un pèlerinage rock dans au moins un festival de musique, le plus souvent Rock en Seine ou la Route du rock à Saint-Malo !
Quelques travaux disponibles en ligne : |
[1] Convention Industrielle de Formation par la Recherche, basée sur un partenariat tripartite entre un doctorant, un laboratoire de recherche et une structure professionnelle.