Denis Salles : pour une sociologie des changements globaux
Directeur de recherche en sociologie à l’Institut National de Recherche pour l’Agriculture, l’alimentation et l’Environnement (INRAE) et directeur adjoint du volet Transfert-Valorisation du Labex COTE, Denis Salles a à cœur de relier les avancées de la recherche aux projets de territoire, en mobilisant l’intelligence collective autour des questions du changement global et de l’urgence climatique. Portrait.
Entretien réalisé par Samirah Tsitohaina, stagiaire au Forum urbain en 2021.
Pouvez-vous nous décrire votre parcours en quelques phrases ?
Depuis
2009, je suis sociologue et directeur de recherche à l’INRAE dans le laboratoire Environnement Territoires et Infrastructures (ETBX) du centre de
Nouvelle-Aquitaine à Bordeaux. Je dirige des recherches en sociologie de
l’environnement et de l’action publique avec pour thématiques l’adaptation et
l’anticipation des sociétés face au changement climatique sur les modes de
gouvernance de l’eau, sur la concertation et sur les dispositifs de sciences
participatives. Cela fait maintenant 10 ans que je suis à Bordeaux ; avant,
j’exerçais en tant que professeur à l’Université Jean Jaurès de Toulouse.
Qu'est-ce qui vous a attiré vers la recherche ?
Quand j’ai
débuté ma thèse dans les années 1990 sur les réformes de décentralisation de l’État en France[1],
c’était l’époque du sommet de Rio, des questions sur l’environnement, le développement
durable, la conciliation entre l’économie et l’environnement. Je me suis alors
intéressé à comment les politiques
publiques de l’environnement se sont développées sur les territoires sous
l’impulsion de l’Union Européenne dans la décennie 1990. Beaucoup de
directives européennes marquaient leur préoccupation pour l’environnement, mais
très vite les espoirs ont été déçus et s'en sont suivies les critiques sur le déficit
d’efficacité des politiques environnementales.
Qu'est-ce que le Labex COTE ? Pouvez-vous nous expliquer votre rôle en son sein ?
Le Labex COTE
est un projet de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) qui a débuté en 2011 et
qui s'est achevé en 2021. Le Labex COTE a eu pour vocation de faire travailler
ensemble une dizaine de laboratoires sur les interfaces entre les
forêts, les agrosystèmes, la viticulture, l’eau et les hydrosystèmes dans le
contexte actuel de changements globaux. J’ai contribué plus particulièrement sur les questions de transfert et de valorisation, en
apportant à l’équipe pluridisciplinaire un point de vue sociologique. Le Labex
COTE, c’est à la fois de la science fondamentale, nécessaire, mais c’est aussi
de la circulation de connaissances scientifiques dans la société, les
gestionnaires de milieux, les usagers, etc. Le Labex COTE a soutenu une
trentaine de projets transfert, dont par exemple le projet « La
biodiversité dans mon établissement » qui me tient particulièrement à
cœur. De même, nous avons permis la collaboration de scientifiques et d’artistes,
afin de communiquer la science par le biais de l’art.
Vous vous intéressez aux sciences dites "participatives". Pouvez-vous nous dire en quoi cela consiste exactement ?
La science
ne peut pas rester cloisonnée dans les couloirs de l’université et les revues scientifiques. Ce qui est important et fondamental,
c’est de s’assurer que les avancées produites par la recherche apportent de la
connaissance à tous, c’est de créer une forme d’intelligence collective. Pour
moi, les sciences participatives, ça consiste donc à faire travailler ensemble des
chercheurs et des acteurs de la société dans des travaux de recherches
collaboratives. Pour vous donner un exemple, on a mené une étude dans les
années 2010 qui portait sur la construction d’un observatoire de sciences participatives
sur le bassin d’Arcachon. Celui-ci partait des usagers, de leurs besoins et de
leurs habitudes. Plus récemment dans le cadre du réseau régional de recherche (R3)
Futurs-ACT, l’objectif est de faire émerger des questions de recherche qui
émanent des citoyens pour conduire des travaux sur l’anticipation des
changements climatiques dans les territoires de la Région Nouvelle-Aquitaine et
trouver des solutions.
Quels liens entre vos travaux de recherche et la ville ? Et plus encore avec l'élaboration de projets urbains ?
Je vais
vous donner un exemple : le projet URBEST que nous avons conduit ces
dernières années a analysé l’évolution des métropoles estuariennes confrontées
aux enjeux des changements globaux. Étant donné qu’une grande partie des villes
et métropoles mondiales sont situées sur les littoraux ou aux abords des
fleuves, et que ces territoires sont particulièrement vulnérables aux
changements climatiques, on se questionne sur la capacité des villes à mettre
en place des stratégies d’adaptation pertinentes. Les villes sont en quelque
sorte des laboratoires qui nous permettent d’observer comment vont être
appréhendés les défis climatiques et les changements globaux. Les relations
entre les villes et leurs territoires voisins se sont vues renforcées par le
changement climatique et la question qui se pose maintenant c’est comment gérer
ces interdépendances socioécologiques et politiques entre la ville et ses
territoires environnants.
Que représente le Forum urbain pour vous ?
Le Forum
urbain, c’est un carrefour où on rencontre des chercheurs, mais aussi des
praticiens, des citoyens organisés dans des associations, des collectivités et
c’est ça qui me semble intéressant pour saisir la complexité du monde. Moi je
ne crois pas à la monoculture, je crois à la biodiversité intellectuelle et le Forum
urbain a cette vocation de partager, de mêler des visions du monde et c’est en
ça qu’il est utile et précieux.
Quels sont vos projets en cours ou à venir ?
J’ai des projets encore en cours comme BiodiverCité, mené en
partenariat avec Bordeaux Métropole, et pour lequel j’accompagne une étude sur
les zones d’expansion de crues autour de Bordeaux et une autre sur les jardins
privés qui contribuent à la biodiversité dans la ville. On souhaite proposer un
maillage entre ces jardins pour créer un corridor écologique en faisant
participer tout le monde. Je suis sûr que les gens seront prêts à contribuer à
réfléchir avec d’autres autour de leurs jardins comme bien commun. C’est
stimulant de se dire que ce que je fais chez moi participe de la biodiversité dans
une ville !
Quels sont vos loisirs en dehors de la recherche ? Quels livres recommanderiez-vous ?
En ce
moment, je lis le livre « Et si la santé guidait le monde ? L'espérance de vie
vaut mieux que la croissance » de l’économiste Eloi Laurent, dans lequel
il essaie de renverser la vision actuelle du progrès qui se mesure à travers le
PIB, la richesse par habitant, pour prendre en compte davantage le bien-être et
la qualité de vie pourraient. Je lis aussi le livre « Avoir 20 ans en 2020 » de la sociologue Claudine
Attias-Donfut et l’ethnologue Martine Segalen, pour essayer de vous
comprendre, vous les jeunes ! (sourire) Sinon, j’aime beaucoup faire de
grandes randonnées à vélo. J’ai envie de partir pour plusieurs jours, voire
semaines, pour visiter l’Europe du sud et aller à la rencontre des gens.
Quelques
travaux disponibles en ligne :
● [article] « Comment
la Région Nouvelle-Aquitaine anticipe le changement climatique ? » avec Hervé Le Treut), Sciences Eaux & Territoires n° 22, pp 14-17, 2018.
● [ouvrage] « Les défis de
l’environnement. Démocratie et efficacité », Éditions Syllepses, 2006.
● [rapport]
« Disponibilité de l’eau et changement climatique » avec André Dupuy dans « Anticiperles changements climatiques en Nouvelle-Aquitaine. Pour agir dans les territoires », Éditions Région Nouvelle-Aquitaine, pp 151-177, 2018.
● [vidéo] « Le changement de comportements » : interview de Denis Salles dans le cadre d'un colloque national sur l'adaptation des territoires au changement climatique (Marseille, 2018)
[1] Thèse de
sociologie intitulée « Politiques
publiques et décentralisation : les plans d’occupation des sols dans les
communes rurales » sous la direction d’Yvette Lucas soutenue en 1993 à
l’Université de Toulouse 2.