Cécilia Comelli, chercheuse noctambule
Post-doctorante au sein d’un projet franco-allemand sur la sécurité dans les espaces urbains, Cecilia Comelli s’est spécialisée avec sa thèse de géographie sur l’évolution de la vie nocturne à Bordeaux. Cela l’a amenée à travailler sur les usages de drogues et les lieux de convivialité nocturnes que sont les bars et les boîtes de nuits. Portrait de cette chercheuse qui n’hésite pas à sortir la nuit pour ses recherches.
Entretien réalisé par Marine Luce, stagiaire au Forum urbain en 2019.
Quelles sont vos grandes thématiques de recherche ?
J’ai d’abord réalisé une thèse de géographie urbaine sur l’évolution de la vie nocturne à Bordeaux au regard de la politique mise en place par Alain Juppé, en étudiant plus particulièrement trois quartiers : Saint-Pierre, la Victoire et Paludate. Par exemple sur le quartier Saint Pierre, ce qui frappe c’est qu’il était considéré comme mal fréquenté et avait mauvaise réputation il y a une quinzaine d’années, alors qu’aujourd’hui il est devenu attractif et branché.
Actuellement je réalise un post-doctorat de trois ans au sein d’un projet franco-allemand financé par l’ANR (Agence nationale pour la recherche) dans le cadre d’un appel à projets sur le futur de la sécurité dans les espaces urbains. Nous travaillons sur les usages et les politiques de la drogue et de l’alcool dans les espaces publics. L’équipe allemande, plus importante, est surtout composée de sociologues spécialistes de la drogue. L’équipe française, basée à Bordeaux, est plus restreinte et apporte notamment ses compétences en géographie. Dans le projet je m’intéresse en particulier à la politique de réduction des risques. J’ai ainsi réalisé une trentaine d’entretiens avec les acteurs du secteur : les professionnels du Comité d’études et d’informations sur la drogue et les addictions (CEID), et de la CASE (association issue de Médecins du Monde) qui sont des établissements médico-sociaux d’ accueil, d’accompagnement ou de soin pour les usagers de drogues, ainsi qu’auprès de la mairie, de la police ou de l’ARS (Agence régionale de santé). Un des objectifs est de comprendre quels liens existent entre ces associations et les institutions, et comment elles mènent leurs missions sur le territoire. Je suis également amenée à rencontrer des riverains ou des usagers de drogue avec qui je réalise des entretiens. Je leur demande de réaliser des cartes mentales pour recueillir leurs expériences en lien avec la drogue et les émotions qui ont été ressenties au cours de leurs consommations ou en tant que témoins. Mon travail de terrain est centré sur le quartier Saint Michel-Capucins où se trouve une des antennes du CEID, car c’est un quartier où l’on trouve du deal et de la consommation de drogue dans les espaces publics. Il m’arrive souvent d’aller passer du temps dans cette structure pour faire de l’observation et discuter de manière informelle avec les professionnels et les usagers, pour créer du lien. En ce moment j’analyse la presse à l’aide d’un logiciel de lexicométrie afin de comparer la manière dont les drogues illégales, ses usages, ses usagers et ses politiques sont traités dans les presses française et allemande sur la période 2013-2018.
Comment vous êtes-vous orientée vers la recherche ?
J’étais plutôt bonne élève à l’université et je me suis tout d’abord spécialisée au cours de ma licence de géographie sur l’Afrique et le développement. J’ai poursuivi en master car j’avais envie de faire du terrain, et c’est comme ça que je suis partie à Madagascar où j’ai réalisé un mémoire sur les enfants des rues. En master 2 je suis partie en Erasmus à Cork, en Irlande, pour perfectionner mon anglais. Mon mémoire a porté sur la persistance des discriminations vis-à-vis des migrants maghrébins en France. Je n’avais pas encore décidé vers quel métier me diriger. Je me suis inscrite à l’agrégation sans réelle motivation, et je me suis finalement tournée vers la thèse. J’ai toujours été intéressée par l’étude des personnes marginalisées. Avec ma thèse j’ai continué mon travail sur la marginalité, mais appliquée à l’espace urbain nocturne.
Quel est selon vous, l'apport de vos recherches pour les grandes questions urbaines ?nbsp;
Mon travail de thèse vise à montrer que la vie en ville ne s’arrête pas à 18h, qu’il existe une ville la nuit et que c’est un espace qui nécessite une prise en considération particulière. Selon moi, on ne prend pas assez en compte la nuit dans l’espace urbain et cela commence tout juste à être le cas dans les politiques publiques. J’aimerais aussi que le travail que je mène en post-doc puisse aider les dirigeants à mieux appréhender la question des addictions et de la drogue, et à privilégier une approche par l’écoute et le soin plutôt que par la répression.
Comment se passe l'une de vos journées type ?
J’arrive au bureau vers 9h et je commence par répondre à mes mails. En ce moment, entre autres, je travaille sur une présentation que je dois faire lors d’un workshop avec nos collègues allemands pour leur expliquer la méthode de la lexicométrie, je suis sur l’écriture d’un article que je dois rendre pour un colloque, et j’évalue un article pour une revue. Il m’arrive souvent de faire beaucoup de choses différentes en même temps. Les après-midis sont plutôt dédiées au terrain quand j’ai prévu d’aller au CEID à St Michel, et je suis plutôt efficace pour écrire de 17h à 20h, au moment où le labo est calme.
Auriez-vous une anecdote à partager sur une réussite ou un échec dans votre vie de chercheuse ?
Lorsque j’étais en thèse et que je donnais des cours, il m’arrivait de croiser mes étudiants quand j’allais faire du terrain dans les bars et ils se montraient très volontaires pour participer à mon étude. Ceux qui connaissaient mon sujet se montraient plus attentifs en classe, il y avait une sorte de respect car j’avais un sujet "cool". Du côté des chercheurs, l’originalité de mon sujet suscitait la curiosité, et il est souvent arrivé que mes collègues me taquinent car mon terrain c’était les bars et les boîtes de nuits. Enfin, il m’est parfois arrivé de faire des entretiens avec des personnes ivres, ce qui est assez cocasse.
Quels sont vos projets pour l'avenir ?nbsp;
J’aime beaucoup la recherche et je pense que je vais tenter le concours du CNRS[1] l’année prochaine, même si je suis consciente que les postes sont rares et la sélection très forte. Mais c’est ma dernière année de post-doc, il faut que je commence à penser à la suite.
Que représente pour vous le Forum urbain ? Que vous apporte-t-il en tant que chercheuse ?
C’est grâce au Forum urbain que je participe au projet Pactolab porté par la mairie de Bordeaux, car c’est lui qui m’a mis en relation avec les porteurs du projet. Le Forum urbain m’apporte un réseau et c’est aussi une forme de reconnaissance d’être invitée à prendre part à ses activités. Il m’aide aussi à rencontrer des personnes utiles à mes recherches lors des rencontres qu’il organise, et lorsque le sujet m’intéresse je participe aussi à ses conférences.
Avez-vous des loisirs ou des hobbies en dehors du travail ?nbsp;
Dormir ? Autrement, j’adore la musique. J’ai longtemps joué dans des groupes bien qu’aujourd’hui je ne pratique plus beaucoup. Cependant j’adore toujours assister à des concerts. Le dernier en date est celui la fanfare allemande Meute qui m’a beaucoup plu et je me rends chaque année au festival Musicalarue. Je suis surtout une grande lectrice, je dois lire environ deux à trois romans par semaine et comme ma mère est libraire, la source ne se tarit jamais. J’aime aussi me rendre à la montagne, je vais régulièrement dans les Pyrénées, où je préfère la randonnée au ski.
Une lecture ou un film à nous conseiller ?
En film je conseillerai No man’s land, qui raconte l’histoire de deux soldats opposés pendant la guerre de Bosnie qui se retrouvent bloqués dans une tranchée entre les deux camps, je ne l’ai pas vu depuis longtemps mais j’en garde un souvenir drôle et émouvant. Concernant les lectures, il y en aurait trop. Un des premiers livres qui m’a marqué quand j’avais 10 ans est Le dernier jour d’un condamné de Victor Hugo. Je pense que ma conscience politique vient de cette lecture. J’ai aussi adoré Novecento : pianiste d’Alessandro Baricco, qui met en scène un pianiste qui refuse de quitter le bateau sur lequel il est né et vit. Enfin avec ma fille nous adorons l’univers de Miyazaki que je retrouve dans les ouvrages de Haruki Murakami comme dans Kafka sur le rivage notamment.
Quelques travaux disponibles en ligne : |
[1] Centre national de la recherche scientifique