Alice Corbet, anthropologue engagée
Crédit photo : Forum urbainNous avons eu la chance de rencontrer l’anthropologue Alice Corbet, chargée de recherche CNRS au LAM, de retour d’une étude de terrain de dix-huit mois en Ethiopie. Cette spécialiste de la vie dans les camps de réfugiés a travaillé avec de nombreuses ONG en Haïti, au Mali et dans les camps saharouis pour comprendre l’organisation sociale et culturelle de ces lieux de vie singuliers. Rencontre avec cette anthropo-militante du quotidien !
Entretien réalisé par Marine Luce, stagiaire au Forum urbain en 2019.
Comment vous êtes-vous orientée vers la recherche ?
Depuis que je suis toute petite, lorsque mes professeurs me demandaient ce que je voulais faire plus tard, je répondais ethnologue ou anthropologue. Je pense que cette vocation a dû naître après avoir regardé un documentaire à la télévision, et j’ai eu la chance de pouvoir poursuivre dans cette voie grâce à mes études. Mon parcours académique est assez classique, j’ai commencé mes études à Grenoble, puis à Paris 5 pour mon master d’anthropologie. J’ai également étudié à l’EHESS[1] pour réaliser mon doctorat. Après cela j’ai passé plusieurs années à faire de la consultance pour des organisations non gouvernementales tout en poursuivant mes recherches en parallèle. J’ai par exemple beaucoup travaillé en Haïti après le tremblement de terre de 2010. A la fin de mon parcours, je voulais être en mesure de produire des témoignages, et c’est ce que je retrouve dans mon travail d’anthropologue.
Quelles sont vos grandes thématiques de recherche ?
J’ai choisi de me spécialiser dans l’étude des camps car cela m’importait de comprendre comment ces gens construisaient leurs identités loin de chez eux. J’ai eu le sentiment qu’il fallait parler de ces choses, déjà visibles à l’époque et qui étaient encore très peu abordées par les sciences sociales. Je me suis donc posé une question simple : comment vit-on dans un camp lorsque l’on y est né ? Pour répondre à cette interrogation, j’ai décidé de vivre plusieurs mois dans les camps de réfugiés sahraouis pour réaliser ma thèse. Après 6 ans en Haïti, je reviens d’un détachement en Ethiopie.
Quel est selon vous l'apport de vos recherches pour les questions urbaines ?
Je pense que les camps sont des lieux d’intérêt architectural et urbanistique puisque il s’agit d’y créer des solutions d’habitat à la fois temporaires mais également durables et confortables pour les réfugiés. Les camps accueillent des milliers de personnes et on des formes censées être éphémères mais qui durent parfois plusieurs décennies : ce sont des "camps villes". Ils sont également présents dans les villes européennes et s’imposent donc comme une nouvelle problématique du fait urbain.
Travaillez-vous avec des chercheurs d’autres laboratoires ? Qu’est-ce que cela vous apporte ?
En partie oui, j’ai effectué ma thèse avec Michel Agier[2] qui travaillait déjà sur les camps et dont j’ai suivi la lignée. J’ai un grand intérêt pour les chercheurs de l’Université d’Oxford, qui est une référence en matière de refugees studies, et j’ai des contacts avec le Canada, notamment pour travailler sur une nouvelle approche des camps par le point de vue des ONG.
Comment se déroule l'une de vos journées type ?
J’ai en vérité deux journées type. Celle de "chercheur en France" qui est une journée dédiée au travail de documentation et de diffusion du travail de terrain, en organisant des conférences et en écrivant des articles. Puis il y a la journée type de terrain, qui dans les faits dure 24h/24 puisqu’il s’agit de vivre avec les gens, d’habiter avec eux, d’apprendre leur langue pour intégrer leur vie. C’est un véritable apprentissage du quotidien qu’il faut mener sur place, et ce sont ces expériences de terrain et ces rencontres qui m’inspirent au quotidien et me poussent à écrire des articles.
Auriez-vous une anecdote à partager sur une réussite ou un échec dans votre vie de chercheur ?
J’étais en licence à l’époque, en troisième année, et je voulais absolument partir étudier les camps sahraouis. J’en ai parlé au professeur dont je me sentais la plus proche à la Sorbonne, qui faisait de l’anthropologie politique, et celui-ci m’a répondu : "Mais mademoiselle Corbet vous êtes trop blonde pour aller dans les camps !". Le soir même je prenais les billets d’avion pour m’y rendre tellement je m’étais sentie vexée par ses propos. Sans cette phrase je ne suis pas sûre que j’aurais eu le courage de me lancer, elle m’a donné la force de la revanche. J’étais assez fière d’inviter ce professeur à ma soutenance de thèse.
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
Après avoir beaucoup voyagé j’aimerais bien me stabiliser un peu en France pour concrétiser par écrit tout ce que j’ai vu, bien que je préfère de loin le travail de terrain. J’aimerais également m’orienter vers une étude plus poussée du rôle des ONG dans l’organisation des camps.
Que représente pour vous le Forum urbain ? Que vous apporte-t-il ?
Il m’apporte beaucoup, car il m’a permis notamment de me rapprocher du laboratoire PAVE pour compléter mon approche anthropologique des camps par une approche urbaine et architecturale plus transversale. Cela m’a beaucoup apporté dans mon travail et c’est un réseau qui permet de s’ouvrir sur d’autres thématiques de recherche. J’apprécie beaucoup les connexions entre les chercheurs permises par cette structure, c’est stimulant.
Quels sont vos loisirs en dehors de la recherche ?
J’aime beaucoup la nature, donc mes principaux loisirs sont des sports en nature et les voyages en stop et en tente. Je suis également très active au sein de l’association Action contre la faim et cela fait maintenant cinq ans je suis élue au conseil d’administration. Cela me permet de garder une activité très concrète, et aussi de comprendre ce qu’il se passe dans les coulisses des ONG.
Auriez-vous une lecture ou un film à nous conseiller ?
Tout d’abord, un film sur Haïti que je trouve très intéressant bien qu’il soit très polémique et nécessite d’être nuancé : Assistance mortelle du réalisateur Raoul Peck. Je conseille aussi la lecture de l’ouvrage Un monde de camps de Michel Agier, et de la BD Les nouvelles de la jungle (de calais) de Yasmine Bouagga et Lisa Mandel.
Quelques travaux disponibles en ligne : |
[1] Ecole de hautes études en sciences sociales
[2] Anthropologue, directeur de recherche de classe exceptionnelle à l’Institut de recherche pour le développement et directeur d’études à l’EHESS