[POPSU] Ces "soutier.e.s" qui font tourner la métropole
L'un des axes du projet de recherche "Bordeaux, la métropole en partage ?" porte sur les travailleurs de l'ombre : éboueurs, femme de ménage, agents de sécurité, conducteurs de bus ou de tramway... Comment vivent-ils la métropole ? Comment prennent-ils part à son fonctionnement ? Focus sur le cas des femmes de ménages.
Le programme de recherche partenariale POPSU Métropoles s'intéresse au rapport de la métropole et des "autres". Des "autres" qui peuvent être divers selon les focales adoptées par les équipes de recherche des quinze métropoles impliquées dans le programme : territoires proches ou transfrontaliers, instances de gouvernance supra-territoriales, mais aussi populations exogènes (touristes, entreprises, habitants hors métropoles). A Bordeaux, une partie de l'équipe de recherche a fait l'hypothèse que ces "autres" pouvaient être une catégorie de population résidant à l'intérieur même de la métropole tout en s'en sentant a priori exclus : les classes populaires, dont le rapport à la métropole reste relativement méconnu. En effet, alors que la question métropolitaine mobilise essentiellement des "élites sociales" (élus, bureaucrates, professionnels de l'urbain, élites économiques, chercheurs, etc.), on ne sait que très peu de choses sur la manière dont les classes populaires perçoivent les réalités et évolutions spatiales, sociales et économiques associées à la métropolisation. C'est à cette question que la recherche bordelaise entend apporter des réponses.
> Voir la note de cadrage de l'axe de recherche : la métropole et le "populaire"
Le sujet est abordé de différentes manières par les chercheurs. Parmi elles, une étude spécifique s'intéresse aux travailleurs de l'ombre, acteurs invisibles aux tâches souvent ingrates mais néanmoins indispensables au fonctionnement de la métropole. Eboueurs, chauffeurs de bus et de tramway, agents de sécurité, femmes de ménage, livreurs à vélo... tels les matelots dans le ventre des galères, ils sont ici qualifiés de "soutiers", tandis que d'autres[1] les appellent key workers, ce qui en dit long sur leur importance réelle. Pourtant, comme le soulignent Isabella Domingie, Francesca Ru et Maguelone Schnetzler dans leur article "Les soutiers désynchronisés de la métropole" paru dans la revue CaMBo de mai 2020 :
"Si les soutiers sont "invisibles", c’est d’abord parce qu’ils restent largement marginalisés dans des discours théoriques et politiques qui associent plus spontanément le "succès métropolitain" à d’autres populations, telles que les cadres, ingénieurs ou créatifs."
Ces trois anciennes étudiantes du master "Stratégies et gouvernances métropolitaines" de Sciences Po Bordeaux ont contribué à la recherche bordelaise sur les "soutiers" de la métropolisation par la réalisation en 2019 et 2020 d'enquêtes de terrain auprès de chauffeurs de bus et de tramway d'une part (Maguelone Schnetzler), et de femmes de ménage d'autre part (Isabella Domingie et Francesca Ru). C'est sur cette seconde étude que nous nous attarderons ici.
Une enquête sur "celles dont le travail n’est visible que lorsqu’il n’est pas fait"[2]
L'enquête réalisée par Isabella Domingie[3] a constitué un véritable challenge pour deux raisons : la relative invisibilité des femmes de ménage[4] d'abord, et leurs caractéristiques sociales ensuite. La prise de contact à travers des réseaux informels, la barrière de la langue avec certaines travailleuses immigrées récemment arrivées en France, ou la nécessité d'avoir recours à la visioconférence en période de confinement, ont constitué autant d'obstacles à surmonter pour recueillir leurs témoignages. Une quinzaine d'entretiens ont tout de même pu être réalisés auprès de 15 personnes (14 femmes et 1 homme), classées en deux groupes au regard de leurs rythmes de travail et de leur rapport à la ville :
- les femmes de ménage à domicile, ultra-mobiles : elles habitent généralement loin du centre-ville par choix ou contrainte financière, mais travaillent au sein de la métropole qu'elles sillonnent tout au long de la journée pour se rendre chez leurs différents clients. Leur quotidien est très marqué par les déplacements, principalement en voiture couplée parfois aux transports en commun, ce qui les amène à développer une connaissance fine du territoire, comme en témoigne Élisa :
"J’ai compris le territoire en faisant tous ces trajets. (...) Je trouve que le lien entre les femmes de ménage et la métropole c’est vraiment la circulation, les déplacements qui font d’un lieu une entité pensable."
- les agentes d’entretien et les femmes de chambre, désynchronisées : leur mode de vie et leur rapport à la ville sont impactés par un travail en horaires décalés permettant la continuité de la vie sociale dans les lieux dont elles assurent le nettoyage - très tôt le matin ou tard le soir pour les premières, le week-end à des rythmes souvent très soutenus pour les secondes. Le travail à un rythme atypique n'est pas sans répercussions sur les mécanismes physiologiques et la vie sociale de ces travailleuses : difficulté à concilier la vie familiale et la vie professionnelle, décalage par rapport aux temporalités sociales dominantes, fatigue qui les amène à renoncer à toute sortie... autant de contraintes qui les empêchent de profiter des aménités de la métropole dont elles contribuent pourtant au fonctionnement.
In fine, les femmes de ménage à domicile, agentes d'entretien et femmes de chambre pratiquent toutes intensément la métropole dans leur travail, mais témoignent d'une certaine mise à distance dans leurs temps de loisir, comme si cela constituait un moyen de se garantir tranquillité et repos loin du bouillonnement urbain. De fait, elles ne semblent pas percevoir la métropole comme un lieu pouvant offrir des activités culturelles. Si certaines femmes de ménage fréquentent tout de même l’hypercentre bordelais, c'est principalement pour faire les magasins ou sortir dans les bars et restaurants. Mais lorsqu’il s’agit de profiter vraiment du week-end, toutes privilégient des activités de plein air à la mer ou à la campagne, loin de la ville.
[1] Launay Lydie, "Le logement des Acteurs clés de la ville et des Key Workers à Paris et à Londres, un instrument de régulation du peuplement urbain ?", in Desage Fabien, Morel Journel Christelle et Sala Pala Valérie, Le peuplement comme politique(s), Presses Universitaires de Rennes, 2014, p.195-216.
[2] Sylvie Esman-Tuccella, "Faire le travail domestique chez les autres. Transcription de l'instruction au sosie suivie du commentaire", Travailler, 2002/2 (n°8), p.45-72.
[3] Domingie Isabella, Les "soutiers" de la métropolisation : une étude sur les femmes de ménage de l’agglomération bordelaise, mémoire de 5e année de Sciences Po Bordeaux, 2020, p.41.
[4] Terme choisi plutôt que "agent.e d'entretien" ou "technicien.ne de surface" pour pour énoncer clairement la nature de leur activité, et en raison de la surreprésentation de femmes dans le secteur du nettoyage.